LES VARIATIONS GOLDBERG


L'Humour de Bach

(crédit image : Sylgazette.blospot.com)

"Avant toute chose, je tiens à signaler que Bach a eu vingt enfants au cours de sa vie... Il devait avoir un sacré sens de l'humour."

Il s'appelle Dan Tepfer, il est tout jeune, tout pâle, tout gentil. Il a une voix grave et mélodieuse, des mains qui volent sur le clavier et un regard mélancolique qui tranche avec ses mots. Est-ce son tempérament naturel ou l'angoisse de la grande salle comble ? Il n'arrive pas à décrocher les yeux de ses pieds et à les lever vers son public. Pourtant, il parle. Il parle tranquillement de son parcours, de Bach, de son piano et de sa musique, et même si sa voix traîne un peu, on sent un véritable empressement à retrouver son instrument, immense bête noire au corps ouvert et vibrant, luisant de toutes ses cordes nues dans les spots crus de la scène. Alors il conclut sur cette phrase, sur ses quelques mots magiques qui dédramatisent l'ambiance et réveillent la salle à ce qu'elle est venue chercher, sans doute sans même le savoir : le pompeux Bach et son Clavier bien Tempéré, cauchemar atemporel des apprentis pianistes sans envergure, recalé dans ses filets, remis à sa place bien méritée, celle de nous séduire, et non plus de nous embêter !

S'ensuit un lourd silence concentré et attentif, car c'est tout de même du Bach que nous sommes venus écouter ! Non pas du Chopin, où l'on peut s'enfoncer délicieusement dans son fauteuil, l'oeil humide, du Mozart où, paupières closes, on bat la mesure d'un air connaisseur, ou encore du Debussy que l'on chantonne avec un sourire béat, les yeux rivés sur le plafond dans la quête d'une invisible étoile... Non, il s'agit de Bach, le mathématicien, le savant fou des chiffres et mesures. Il s'agit donc de suivre, et surtout de comprendre, afin de ne pas avoir l'air sot lors de la sortie, lorsqu'il faudra se plier à la coutume sociale de donner son avis. Sauf que le petit Tepfer ne l'entend pas de cette oreille et compte bien nous donner une toute autre transposition : courbé sur son piano, le front rivé sur sa musique, il commence. Et quelle légèreté ! On attends un thème lourd et pompeux, dont l'écho solennel ferait trembler les murs, et voilà que le piano pépie comme un moineau de printemps. Ses doigts papillonnent avec une dextérité inouïe, et il semble que le piano nous rie au nez de toutes ses dents blanches d'ivoire. A bas les Shadoks ( pompeurs professionel ) et leur besoin d'impressionner, Bach est un petit rigolo qui saura bien vous le prouver !

Seulement, l'homme est homme et le piano instrument, et si son sourire phosphorescent sous les projecteurs nous semble parfois animé de son propre rire, il n'en reste pas moins que la corde vibre sous l'impulsion du marteau, actionné par la touche, frappé par la main, répondant aux désirs profondément humain d'un être de chair et d'ego. D'ailleurs, orgueil et folies des grandeurs, ou génie malmené par notre intelligence de foule un peu trop rangée, est bien malin qui pourrait répondre sans se mouiller. Quoi qu'il en soit, la réponse de l'américain aux divagations musicales de l'allemand ne passe pas et ses variations des Variations semblent bien variables tant dans leur qualité que dans leur pertinence. Car, et c'est le plus tristement du monde que je le dis, il semble évident que l'un des plus grands serviteurs vivants de Bach à ce jour, ait cédé à l'horrible tentation de se rebeller, de tirer sur ses ficelles, de s'arracher des lignes conductrices des systèmes de sa partition. Et si le contraste est premièrement saisissant, l'effet s'essoufle bien vite avant de s'affaler comme un soufflé mis au réfrigérateur. Quel gâchis vraiment, de jouer Bach avec autant de légèreté et de subtilité, de pouvoir ramener l'auditorium avec tant de talent aux origines même de ce mouvement méconnu qu'est le baroque, pour ensuite rompre ce charme si fragile à coup de longes phrases musicales sinistres et anarchiques. Quel dommage de si bien servir le rire du mathématicien pour pleurer ensuite ses amertumes d'artiste, et ce avec le plus grand sérieux. C'en est presque pathétique, lorsque, alors que le public a depuis longtemps perdu le décompte des Variations originelles, le pianiste s'enfonce de plus en plus dans sa bulle lointaine, loin du coeur et même des yeux de son auditoire dont il ne semble plus avoir que faire.
Alors que Bach s'épanouit largement, libéré de ses entraves mécaniques, Tepfer se ramasse sur lui même et son clavier, grave et peut être même un peu prétentieux, dans une attitude qui n'est pas sans rappeler le plus grand de ses prédécesseurs, Glenn Gould. Sauf que, cher Tepfer, des Glenn Gould, il y en a rarement deux sur le même répertoire, et à moins de pouvoir,vous aussi, retenir l'intégrale de Bach par coeur, vous seriez prié de vous tenir à ce que vous faites de mieux, révéler plutôt que créer !

Mais ne soyons pas si injuste, car la performance reste pour le moins extraordinaire, et l'expérience, du moins pour une moitié, mémorable. Alors passons sur les écarts d'une jeunesse présompteuse pour s'en tenir à la redécouverte d'un grand maître, et saluons largement une audace remarquable qui arracha un sourire à plus d'un ! Quant aux idiots pompeux, désabusés et lâches qui quittèrent la salle avant la fin, que dis-je, la moitié, comme l'aurait probablement lui-même dit Bach : " Il vaut mieux en rire qu'en pleurer !"

T.Monsaingeon (TL 2012-2013)

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